lundi 27 août 2012

La liseuse - Paul Fournel





Présentation de l'éditeur :


La stagiaire entre dans le bureau de Robert Dubois, l'éditeur, et lui tend une tablette électronique, une liseuse. Il la regarde, il la soupèse, l'allume et sa vie bascule. Pour la première fois depuis Gutenberg, le texte et le papier se séparent et c'est comme si son cœur se fendait en deux.


Mon avis : 

Un éditeur, au terme de  sa carrière, confronté aux financiers qui tentent de lui imposer une gestion de l'entreprise qui ne lui plait guère, se voit imposer une tablette électronique  (d'où le titre impropre à l'objet prétexte du livre mais parfait pour ce roman). Cela déclenche chez lui une certaine lassitude et l'idée de jouer un tour à ceux qui aimeraient bien qu'il laisse sa place dans la maison. Il utilisera les compétences de jeunes stagiaires à cette fin.
Comme je le disais plus haut, la liseuse n'est qu'un prétexte , pour amener une histoire de revanche jouissive et nous permettre de pénétrer dans les coulisses d'une maison d'édition avec ses méthodes, ses querelles, ses relations humaines parfois particulières. L'écriture est légère, pleine d'humour, j'ai beaucoup ri, et pourtant l'arrière plan reste une fin de carrière et même une fin de vie.
J'ai eu la surprise dans la postface de voir que l'auteur semblait s'être livré en plus à un exercice de style très particulier avec la structure de ce roman. Les spécialistes apprécieront sans doute.
En tous cas, un très bon roman qui se lit très facilement.

Quelques extraits :

Celui qui est sous ma joue est un manuscrit d’amour : c’est l’histoire d’un mec qui rencontre une fille mais il est marié et elle a un copain… J’en ai lu sept pages et je le connais déjà par cœur. Rien ne pourra me surprendre. Depuis des lunes, je ne lis plus, je relis. La même vieille bouillie dont on fait des « nouveautés », des saisons, des rentrées « littéraires », des succès, des bides, des bides.

Elle disparaît d’un tour de fesses, tire la porte sur elle avec douceur et je me retrouve à câliner ma liseuse. Elle est noire, elle est froide, elle est hostile, elle ne m’aime pas. Aucun bouton ne protrude au-dehors, aucune poignée pour la mieux tenir, pour la balancer à bout de bras comme un cartable mince, que du high-tech luxe, chic comme un Suédois brun. Du noir mat, du noir glauque (au choix), du lisse, du doux, du vitré, du pas lourd. Je soupèse.

Je veux rester encore une minute, couché sur le bureau, juste une minute, le nez dans le manuscrit pour le renifler une dernière fois, tant il est vrai qu’une page bien sentie est une page déjà lue.

L’artichaut est un légume de solitude, difficile à manger en face de quelqu’un, divin lorsqu’on est seul. Un légume méditatif, réservé aux bricoleurs et aux gourmets. D’abord du dur, du charnu, puis, peu à peu, du plus mou, du plus fin, du moins vert. Un subtil dégradé jusqu’au beige du foin qu’un dernier chapeau pointu de feuilles violettes dévoile. La vinaigrette qui renouvelle son goût au fil des changements de texture. Un parcours que l’on rythme à sa guise. Rien ne presse dans l’artichaut. On peut sucer une feuille pendant plusieurs minutes, jusqu’à l’amertume, on peut, au contraire, racler des incisives la chair de plusieurs feuilles à la suite pour se donner une bouchée consistante. La seule figure interdite est celle de l’empiffrement. Un légume qui a ses règles d’élégance. Puis vient le moment distrayant de l’arrachage. Saisi entre pouce et couteau, le foin cède en petites touffes nettes, libérant le cœur de toute sa toison en une sorte de saisissant raccourci amoureux. Enfin arrive le moment de la récompense : à la fourchette et au couteau on peut entrer dans le cœur du légume, priant le jardinier de n’y avoir laissé aucun arrière-goût de farine.

– Tu vois, petit con, lui dit-elle, c’est facile de dire non en trois secondes à un auteur, facile de se moquer même de son travail, mais il faut que tu saches comme c’est long et comme c’est emmerdant de faire un livre. Même un mauvais. Surtout un mauvais.

Nous avons vidé les livres de ce qu’il y avait dedans pour en vendre davantage et nous n’en vendons plus. Tout est de notre faute.

Je ferme les écoutilles. Sans rien voir au-dehors, sans entendre aucun bruit, je lis. Coover est un écrivain difficile, il faut se glisser dans son armure, ce qui occasionne quelques ampoules et quelques gênes aux entournures et puis ensuite, c’est le grand confort inconfortable d’une vraie lecture.

– Les autres feront pareil ou feront comme avant. Il y aura toujours du papier, toujours de l’écran. Les pages ne se tournent pas d’un coup sec.

Ces règles claires et magnifiquement contournables, servent à se rassurer au moment de dire « j’aime » ou « je n’aime pas » et à conjurer les vingt autres règles obscures au nom desquelles on choisit vraiment. Ces raisons troubles, faites de goûts, d’affinités, de culture : les raisons de la ressemblance  avec ce qu’on aime, les raisons de la différence, les raisons de la colère, les raisons de fidélité à son adolescence, à ses maîtres, sans oublier les raisons de l’amitié et de l’amour, qui sont de bonnes raisons d’éditer. Le talent se reconnaissant aussi dans les baisers.

On dirait qu’elle a perpétuellement froid. Elle picore une tranche de concombre posée sur une petite éponge beurrée qui va me coûter cinquante livres, et je sais qu’elle est heureuse de regarder les vieilles anglaises qui se piquent le nez au porto en mangeant des gâteaux à la crème. C’est son péché.

Par esprit de farce et de solidarité, j’ai pris chez mon boulanger des petits pains aux céréales ronds et je vais présenter les steaks dedans à la façon des « biftecks à la mode de Hambourg », comme on écrivait dans les premières traductions de polars américains chaque fois qu’un « hamburger » tombait sous la plume des traducteurs.

Je suis enfin derrière une muraille de livres. Chaque jour je me suis dit : « Il faut que tu lises ça. » « Si j’avais le temps je lirais ça. » « Quand je pense que je n’ai toujours pas lu ça. » « Ils ont de la chance, ceux qui peuvent lire en liberté. » « Si seulement j’avais lu ça, je serais un bien meilleur lecteur… »

Lorsque j’aurai terminé la lecture du dernier mot de la dernière phrase du dernier livre, je tournerai la dernière page et je déciderai seul si la vie devant moi vaut encore la peine d’être lue.

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